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Découverte #9 - Chapitre 1 : La Liberté de T'Aimer

Coucou tout le monde !

Ce soir on met à l'honneur La Liberté de T'Aimer écrit par AMHELIIE & MARYRHAGE.

Voici le chapitre 1 !

Le livre est dispo en papier et numérique.

Bonne lecture !




Travis


CHAPITRE 1

« Ce qui barre la route fait faire du chemin.1 »

— C’était le dernier !

Je vérifie derrière Craig que les portes sont bien fermées. Je ne vais pas les ouvrir avant d’arriver, sauf en cas de problème, mais jusqu’à présent, ce trajet de huit mille kilomètres ne m’a jamais causé d’ennuis.

Je fais le tour du camion, pour vérifier que tout est en ordre, ce qui fait rire Craig qui reste adossé au hangar, une allumette dans la bouche.

— Ne t’inquiète pas : depuis la dernière fois que tu l’as regardé, dit-il en regardant sa montre, il y a moins d’une heure, rien n’a changé.

Je ne relève pas et baisse mes lunettes sur mon nez. S’il passait sa vie dans ce camion et qu’il devait faire un tel trajet, lui aussi se montrerait pointilleux sur la sécurité.

Je finis mon inspection, constatant que tout va bien, puis je grimpe dans la cabine en faisant un dernier au revoir à Craig de mon majeur droit. Je ferme la porte, respire l’odeur apaisante du cuir et du cirage au pin. J’aime faire cette route, et en vérité je m’en réjouis d’avance : ce sont des kilomètres de paysages à couper le souffle, de routes qui ne devraient pas être qualifiées de simples routes, mais plutôt de destinations exaltantes.

Je démarre et vérifie une dernière fois les compteurs, puis je prends la route.

Enfin seul. Trois jours à Orlando ont suffi à me dégoûter de la civilisation pour toute la prochaine année. Je hais la ville, sa vitesse, ses mouvements continuels, comme si le monde allait s’arrêter de tourner le lendemain, et toute cette pollution sonore me rend d’humeur exécrable. La route, le confort de mon camion, de la bonne musique : c’est tout ce qui me rend heureux et me fait du bien. Je m’arrête où je veux et repars quand je veux, tout aussi rapidement. J’évite au maximum le contact avec les autres ; même les routiers, je ne les côtoie que très peu, sauf si ce sont eux qui viennent vers moi. Ce n’est pas que je n’aime pas les gens, c’est juste que je ne les comprends pas et que je n’ai pas envie de les comprendre. Mon cerveau ne doit pas tourner rond. Peut-être que je me prive de moments de bonheur en leur compagnie, mais jusqu’ici, personne n’a rivalisé avec la route, et je doute qu’un seul être humain en soit capable. La route, je la maîtrise, je sais où aller, je sais comment y aller. Les gens, eux, ne se contrôlent pas. Alors, je bénis ma solitude, parce qu’avec elle je n’ai ni attente ni déception.

J’entre sur la I75. Il est déjà tard, le soleil commence sa lente descente, et bientôt, il fera nuit. À cette heure-ci, malheureusement, l’autoroute est bouchée à la sortie d’Orlando. Je remercie intérieurement Craig d’avoir repoussé le chargement à la fin de la journée. Grâce à lui, je me retrouve coincé dans les bouchons. J’allume la radio et passe le temps en regardant le soleil se coucher et en fredonnant un vieil air de jazz. Je crois reconnaître une chanson d’Eddie Jefferson, Letter From Home, mais ce n’est pas sa voix ; c’est une femme, avec une voix si douce qu’on se demande comment elle en est venue à chanter du jazz. Mon père a toujours préféré les voix graves, et je crois que sa passion a déteint sur moi. On hérite toujours malgré nous des goûts musicaux de nos parents. Normalement, l’oreille musicale ne se développe qu’à l’adolescence mais la mienne n’a pas dû le faire. Mon développement a pourtant été flagrant, mais pas sur ce point. J’en suis resté à l’enfance, au jazz de mes parents et maintenant, je n’écoute plus que ça.

*

*     *


Après des heures de bouchons et quelques kilomètres, je m’arrête à Jennings, une des dernières villes que je verrai en Floride. Je me gare sur le parking du diner à la sortie de la ville, celui que les routiers évitent sauf s’ils sont obligés de s’y arrêter. Personnellement, il me convient. Même si je sais que je ne vais pas manger un repas gastronomique, j’ai au moins l’assurance qu’on me laissera tranquille.

Comme je le pensais, on n’est pas nombreux. À peine une dizaine. Vu l’heure, j’estime avoir le temps de manger sans être trop gêné. Je descends du camion et m’étire. Après cinq heures à rester assis, même confortablement, mes muscles sont endoloris et n’aspirent qu’à se détendre. Je fais quelques étirements, tout en avançant jusqu’à l’entrée éclairée par un néon bleu où le i de Diner clignote comme un appel.

À peine ai-je franchi le seuil que la musique, un vieux rock des années soixante, me tape sur les nerfs. Mais j’essaie d’en faire abstraction en avançant directement vers le comptoir, sans prêter attention aux quelques braillards présents.

— Bonjour, mon chou !

Je suis tout juste installé que Maddy vient me coller son décolleté et son odeur de parfum bon marché sous le nez. Elle n’attend pas pour me plaquer un bisou bruyant sur la joue. Je ne dis rien et encaisse en soupirant.

— Salut, Maddy.

Elle ne prend pas ma commande, mais la note directement. À la longue, elle connaît mes habitudes, et il est rare qu’elles changent. Maddy s’appuie sur le comptoir, sûrement pour me montrer ses atouts encore plus ostensiblement, ce qui n’a pour effet que de me couper l’appétit.

— Alors, Travis, toujours amoureux de ton camion ?

Je souris, avant de tourner la tête à ma droite pour éviter de devoir engager une conversation que je ne souhaite pas. Mon regard tombe sur un homme accoudé au comptoir, la tête au-dessus d’une tasse de café fumante. À côté de lui, une assiette à moitié pleine qu’il n’a pas l’air d’avoir envie de toucher. Ce qui me frappe, chez lui, c’est qu’il n’a rien du routier habituel : ni ventre bedonnant, ni appétit démesuré, ni grande gueule. Non, il est calme, voire préoccupé, et tranche carrément sur le lot habituel des consommateurs. Il tourne la tête vers moi, et je le regarde : ses cheveux noir corbeau retombent doucement sur son front, ses yeux sont marron. Même avec mes lunettes, j’arrive à distinguer l’intensité de son regard presque brûlant, qui déclenche en moi une tension anormale. Il pince les lèvres comme s’il se retenait de parler et creuse ses joues, ce qui accentue le relief de sa mâchoire, parsemée d’une barbe de trois jours. Ce mec est carrément beau. C’est ce que mon esprit un peu retourné arrive à percevoir. Son corps est à présent droit sur le tabouret, son torse n’est plus courbé sur le comptoir, et il s’est redressé comme s’il voulait paraître plus sûr de lui. Il a l’air grand, et son corps lui, paraît entretenu, ce qui me ramène au fait qu’il n’est pas du coin.

— S’il vous plaît !

Sa voix grave me fait frissonner. Je m’attendais à quelque chose de plus fin, de plus banal, mais il a tout d’un chanteur de jazz, quand il parle. Une voix éraillée et brute.

Maddy dépose mon hamburger-frites devant moi, et le bruit de l’assiette qui claque sur le comptoir me fait sortir de ma contemplation. Elle pose ensuite mon verre de soda puis se dirige vers le gars à ma droite. Je me concentre sur mon assiette, mais leur conversation arrive malgré tout jusqu’à moi.

— Oui, chéri ? demande Maddy de sa voix mielleuse.

— Vous connaîtriez quelqu’un qui va dans le nord ?

Maddy part d’un petit rire qui sonne faux et forcé.

— Chéri, on est en Floride ! Tout est au nord, ici. Il faudrait être un peu plus précis.

Il n’y a pas de réponse immédiate et j’ose un coup d’œil dans leur direction. Comme à son habitude, Maddy expose ce qu’elle croit être ses atouts, pendant que le type sourit poliment.

— Au nord, c’est tout. Peu importe où.

Je retourne à mon hamburger, tout juste mangeable, et sirote mon soda sans plus prêter attention à leur conversation. Tout en mangeant, j’établis le plan de la journée de demain dans ma tête, le nombre de kilomètres que j’espère pouvoir avaler. Si je pars de bonne heure, la route devrait être bonne jusqu’à Atlanta ; ensuite, il sera temps de faire une pause, puis…

— Travis, tu sais que c’est malpoli de dîner avec ses lunettes sur le nez ! Un jour, tu seras bien obligé de les enlever, dit-elle en souriant.

Je lui souris aussi, mais en fait, je pense qu’elle a plus de chance de redevenir jeune et vierge que moi d’enlever mes lunettes.

— Dis-moi, tu pars bien pour ton tour annuel dans le nord ?

Elle insiste lourdement sur ce mot, pour bien me faire comprendre qu’il ne vient pas d’elle. Je ne réponds pas et mange mes frites. Malheureusement, à cette période de l’année, elle sait où je vais, vu que j’effectue le même circuit depuis cinq ans. Elle sait aussi que mes habitudes ne changent pas.

Maddy attend de ma part une réponse qui ne vient pas, et je détourne le regard vers la salle, où seulement cinq autres personnes sont en train de dîner.

— Ils doivent sûrement y aller. Dans le nord.

Tandis que Maddy soupire et se dirige de leur côté, je ne risque pas le moindre regard vers ma droite. Je sens ses yeux sur moi, comme de petites aiguilles sur le long de ma colonne vertébrale, mais je décide de l’ignorer autant que Maddy.

Je finis mon repas tranquillement, et me replonge dans mes pensées. L’envie d’évasion me gagne toujours de plus en plus à mesure que je côtoie la civilisation. S’il y avait une route sur la lune, je serais volontaire pour la parcourir, juste pour le plaisir du silence. Maddy revient débarrasser mon assiette vide et m’apporte une part de tarte. J’écoute le bruit du tabouret à ma droite, puis les pas, et enfin le ding de la porte. J’inspire un grand coup. Il a dû finir par trouver quelqu’un pour l’emmener.

Je savoure ma tarte aux myrtilles, seul plat qui ait un semblant de goût, ici, tout en me demandant par quel miracle il est possible de rater des frites. Ce ne sont pourtant que des morceaux de pommes de terre qu’on trempe dans de l’huile – le plat inratable, non ? Pourtant, ici, elles arrivent à être immangeables, sauf pour quelqu’un qui meurt de faim.

Une fois mon repas fini, je règle et salue Maddy, avant de sortir dans l’air frais et humide de cette soirée de fin d’automne. Je fais quelques pas sur le parking avec l’intention de regagner rapidement ma cabine, mais quelque chose me retient et me fait me retourner. Mon voisin de comptoir est là : apparemment, il n’a trouvé personne qui veuille l’emmener. J’en ai vu, des auto-stoppeurs, depuis que je fais ce boulot. Habituellement, ce sont de jeunes solitaires en fugue qui font le plaisir des pervers, ou bien des bandes de jeunes qui veulent partir à l’aventure. Lui n’entre dans aucune catégorie : il est seul et en âge de boire de l’alcool. Donc, que fait-il ici ?

Je soupire, me demandant pourquoi diable je me pose cette question. Pourtant, je m’approche de lui, comme si mon corps ne laissait plus mon cerveau diriger les opérations et prenait l’initiative d’aller à sa rencontre. Il a l’air déterminé, à ce que je vois à travers mes lunettes. Dans la pénombre, on sent chez lui une certaine assurance que rien n’est capable d’ébranler, alors qu’il a l’air épuisé.

 

Je lui demande froidement :

— Où vas-tu ?

Il lève les yeux sur moi et fronce les sourcils.

— Dans le nord, mais ça, tu le sais déjà.

Sa voix grave jure avec le ton impersonnel qu’il essaie de prendre.

— Le nord, c’est vaste. Où, exactement ?

Il récupère son sac posé à ses pieds, et s’avance vers moi de quelques pas, jusqu’à empiéter sur mon espace personnel.

— Où vas-tu ? demande-t-il, un sourire en coin.

Je recule d’un pas pour reprendre mes esprits. Son odeur boisée me rappelle vaguement l’intérieur de ma cabine.

— J’irai là où tu pourras m’emmener, ajoute-t-il après avoir compris que je ne répondrai pas.

Je le regarde, éberlué, et totalement impressionné par son audace. Je ne sais pas pourquoi je vais faire ce que je m’apprête à faire pour la première fois de ma vie. Mais quelque chose en moi me dit que c’est ce qu’il faut.

Je fais un signe de la tête pour qu’il me suive. Aussitôt, il m’adresse un sourire désarmant qui semble naturel chez lui, comme s’il passait son temps à sourire. Même les rides au coin de ses lèvres semblent habituées à ce sourire et le subliment. J’inspire et pars en direction du camion. Il siffle quand on arrive à sa hauteur.

— Il est magnifique !

Son expression me fait sourire de fierté. Oui, il l’est. Noir, les chromes brillants et l’allure d’un pur-sang lancé au galop. J’ouvre les portières et mon invité ne se fait pas prier.

— Ne touche à rien, dis-je quand je le vois regarder autour de lui comme un gosse dans un parc d’attractions.

Il lève les mains en signe de défense. Je ferme la portière et entame le tour du camion pour les vérifications d’usage, afin de reprendre la route pour quelques heures avant de dormir. Tout est en ordre et je monte à mon tour dans la cabine. Je suis à peine installé qu’une main surgit devant moi.

— Mack, dit-il en souriant toujours.

Je fais un signe de tête et m’apprête à démarrer quand un flot de paroles sort de sa bouche.

— Il est vraiment génial, et super bien entretenu ! C’est une petite merveille qui…

— Stop !

Je n’ai pas pu m’empêcher de le couper. Il me regarde, surpris. Sous la lumière du plafonnier et à cette distance, j’arrive parfaitement à distinguer les détails de son visage : ses yeux sont bruns, parsemés de gouttes plus sombres, presque noires, qui les rendent uniques.

— Règle numéro un : on ne parle pas.

Il éclate de rire. Son visage se relève jusqu’à ce que le sommet de sa tête bute contre l’appuie-tête, révélant un cou large et viril où s’agite sa pomme d’Adam. Quand il voit que je ne me joins pas à la plaisanterie, il s’arrête, surpris, et fronce les sourcils.

— Tu es sérieux ?

Je ne réponds pas et me contente de démarrer. Je crois qu’il a compris qu’effectivement j’étais sérieux. Il attache sa ceinture sans rien ajouter et je savoure ce silence. On regagne rapidement l’autoroute, et je me demande ce qu’il m’est passé par la tête. Pourquoi l’ai-je laissé monter ? Personne ne monte dans mon camion, à part moi. Je ne me comprends pas, mais décide de ne pas chercher quelle mouche m’a piqué, sans quoi je vais l’éjecter à la prochaine aire d’autoroute. Pour l’instant, il a l’air d’avoir compris que j’aime le silence, et reste muet. Il se tortille beaucoup, comme s’il était mal à l’aise, et au fond de moi, je souris. Il avait l’air tellement sûr de lui, sur le parking ! Le voir déstabilisé me réjouit.

La route se passe en silence jusqu’à ce qu’il décide de le rompre, à mon grand désarroi. Il aura tenu une heure. Est-ce que je dois voir ça comme un miracle ?

— On peut au moins mettre de la musique ? Parce que là, c’est morbide, comme ambiance.

J’appuie sur le poste, le CD s’enclenche et Louis Armstrong fait son apparition dans la cabine. Du coin de l’œil, je vois Mack fixer l’autoradio comme si l’appareil allait donner une réponse à la question qu’il a l’air de se poser. Puis il se cale dans son coin contre la vitre et ferme les yeux. La musique adoucit les mœurs, paraît-il. Je ne sais pas si c’est fondé, mais sur lui, ça a l’air de fonctionner. Toutefois, je pense que si j’avais mis un morceau de hard-rock, il serait en train de sauter dans tous les sens.

En attendant, je retrouve la sérénité de la route, mais je n’oublie pas qu’il est là. C’est étrange d’avoir de la compagnie… Même silencieuse, ça reste une présence à mes côtés, et pour l’instant, ça me déroute un peu. Je n’ose rien faire comme quand je suis seul – même si je ne fais rien d’extraordinaire, quand c’est le cas –, mais j’ai l’impression d’être bridé par sa présence. Pourquoi est-ce que je l’ai emmené avec moi ?

Je serre le volant en quête d’une réponse, mais il n’y en a pas, et c’est le plus déroutant. Je fais toujours des choses sensées et réfléchies. Même si je laisse mon instinct parler, c’est après réflexion. Mais là, il n’y a eu aucune trace de réflexion.

Mack commence alors à remuer et se met à fouiller dans son sac. Il en sort une veste qu’il enfile rapidement. Je me demande vaguement s’il fait froid, mais je n’ai pas cette sensation, et je suppose donc que le sommeil va bientôt le gagner. Contre toute attente, il fouille encore dans son sac. Je détourne les yeux deux secondes de la route pour le voir sortir un paquet de gâteaux.

Je tends le bras alors qu’il commence à l’ouvrir et le lui arrache des mains sans quitter la route des yeux.

— Règle numéro deux : on ne mange pas à l’intérieur.

Il soupire. Je sens son énervement, son envie de me dire mes quatre vérités, et en même temps la peur que je ne le laisse en plan au milieu de nulle part.

— T’en as beaucoup des règles comme ça ?

Je réfléchis. Non, à vrai dire, vu que personne ne monte jamais dans mon camion. Les règles ne s’appliquent pas à moi, étant donné que pour moi les choses vont de soi.

— On ne parle pas, on ne mange pas… Je suppose que la règle numéro trois, c’est qu’on ne fume pas. Et je suis sûr aussi qu’on ne baise pas !

Je crois que je l’agace, mais c’est mon camion, et ce sont mes règles. Je me tourne brièvement vers lui. Mes lunettes cachent toujours mes yeux, et pourtant je suis sûr que le message passe quand je vois que sa bouche s’ouvre en grand.

— On va dire que c’est la règle numéro quatre.

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